Après la fuite de l’ « Anna » Jules Hentjens, que les lauriers de son vaillant ami Zilliox empêchaient de dormir, avait formé et ne cessait de poursuivre un projet qu’il comptait réaliser lui-même, et qui était d’une envergure bien autrement large encore. Il s’agissait d’assurer un nouveau départ, sur un remorqueur plus puissant, d’un nombre beaucoup plus considérable de recrues pour le front.
On sait que, depuis le début de la guerre, quantités de jeunes Belges brûlaient du désir d’aller s’enrôler dans nos armées. Le pays de Liège pouvait à cet égard, fournir un sérieux appoint au service militaire de la patrie.
Malheureusement il devenait de plus en plus difficile à nos compatriotes de gagner la Hollande. Défendue par un redoutable barrage de fils de fer foudroyants, surveillée par maints postes d’observation et des groupes itinérants de policiers spécialisés, la frontière devenait, pour ainsi dire, infranchissable. Les tentatives les plus courageuses échouaient devant le formidable cordon d’arrêt, méticuleusement organisé par les usurpateurs. Jules Hentjens s’était ému de cette situation et la réussite du plan qu’il avait conçu et exécuté avec Zilliox le hantait, l’obsédait, le poussait invinciblement vers une mirobolante récidive.
Or, il importait de tarder le moins possible à la réaliser, l’idée pouvant naître, d’un jour à l’autre en l’esprit soupçonneux des chefs allemands, qu’il avait été le « complice » de Zilliox. Seulement, il fallait attendre la crue de la Meuse, qui devait se produire à la fin de décembre, et tout minutieusement prévoir, notamment pour pouvoir surmonter, à ce moment, les difficultés du passage sous le pont de service construit par l’ennemi, en aval de Visé.
D’une force de trente-cinq chevaux-vapeur, long de vingt-trois mètres et demi, large de cinq mètres cinquante, avec une hauteur de soute de trois mètres et demi. L’ « Atlas V », que Jules Hentjens avait remis à neuf, aux frais des Allemands, devait compter avec l’arche de ce pont dont les piles ne donnaient que sept mètres d’écartement. La moindre déviation du bâtiment lancé à toute vitesse pouvait donc être fatale. Rien, d’ailleurs, ne pouvait être abandonné au hasard dans cette entreprise périlleuse, où tant d’intérêts nationaux et de précieuses existences étaient en jeu.
Le capitaine avait même prévu l’éventualité d’une mitraillade en règle par les postes de garde: aussi, avait-il, en grand secret, protégé, au moyen de fortes plaques d’acier, les parties vulnérables de son remorqueur, et accumulé des caisses de charbon, intérieurement blindées, autour du gouvernail, pour protéger le pilote:les Boches avaient payé tout ce travail huit mille cinq cents marks !
Le départ avait été décidé, d’abord, pour la nuit du 24 décembre, date favorable parce que, marquant celle de la veille de Noël, elle coïncidait avec des réjouissances de nature à provoquer quelque relâchement dans la vigilance ennemie ; mais les eaux du fleuve avaient, depuis deux jours, montés trop fort, et Hentjens, ayant consulté Charles Balbour, cantonnier des Ponts et Chaussées, (NDLR originaire de Dinant et le véritable héros de ce coup de force car il tint la barre de ce remorqueur) qui s’y entendait comme pas un dans les fluctuations du cours de la Basse Meuse, décida de ne tenter l’aventure qu’un peu plus tard. Les autorités occupantes n’étaient, cependant, pas moins impatientes que Jules Hentjens, lui-même, de voir l’ « Atlas V » reprendre son service. Invoquant leurs besoins pressants, elles ne cessaient de harceler le capitaine, de lui adresser de sévères remontrances. L’après-midi du 3 janvier, dans les bureaux du Hafenamt, elles allèrent jusqu’à mettre en doute sa bonne volonté, l’accuser d’une sorte de résistance passive, et le menacer de sanctions rigoureuses. « Je ne les mérite point ! » protesta Jules Hentjens, avec calme et dignité.
Puis tout de suite, avec une assurance souriante dont la fine ironie ne pouvait être saisie par l’épaisse mentalité de ses adversaires, il ajouta : « Et, du reste, je ne les crains pas, car, justement, je suis prêt. Le remorqueur se trouvera ce soir, en parfait état, et je fous donne ma parole de Belge que, demain matin, à huit heures, j’aurai levé l’ancre ». L’on pourra consacrer volume sur volume à l’esprit wallon, multiplier à son propos les traits et les anecdotes, l’on notera rarement une saillie qui le caractérise plus parfaitement que celle-ci. Les lourds fonctionnaires allemands changèrent de ton et se déclarèrent satisfaits.
Muni de toutes les autorisations et instructions nécessaires, Jules Hentjens, non moins satisfait, regagna l’ « Atlas V ».Il y fit, de l’œil du maître, une dernière inspection détaillée, donna l’ordre de mettre les machines sous pression, et alla s’amarrer dans la Meuse même, un peu en amont du Tir communal.
Entre temps, les cent et sept passagers qui, depuis quelques jours, avaient été avertis directement ou les uns par les autres, et renseignés sur l’endroit exact où ils devaient s’embarquer, s’étaient rendus avec prudence sur divers points environnants. Grâce à une organisation extrêmement ingénieuse, ils arrivèrent par tout petits groupes successifs, débouchant d’endroits variés ; tout ceci en un espace de cinq heures, de façon à ne point donner l’éveil à l’attention des sentinelles postées, d’ailleurs, à quelque distance, près de l’écluse du canal. Tous, sans exception, purent pénétrer dans le remorqueur et s’y installer, sans avoir été aperçus.
Adolphe Hardy de la Libre Belgique